UN PAS DE COTE
Un pas de côté est un roman de Nadège MIANET. ce « pas de côté », est le tango qui murmure l’espoir des peuples.
Née pendant l’été 1900 en Uruguay. Sa famille a pris le grand départ d’Italie pour Buenos Aires.
Fiorella nous fait vivre, au travers de son destin, l’histoire de l’Argentine, sur fonds de danses et de musiques, de 1900 à la dictature.
Le sort des italiens expatriés s’y inscrit également.
Difficultés de l’exil, sentiment difficile du « pas de côté », celui qui fait que l’on n’est pas d’ici… mais plus de là-bas non plus.
Ce roman est l’histoire du tango, de son lien puissant au peuple d’Argentine, qui danse comme il respire, jusqu’à l’interdiction.
Ce roman est l’amour inconditionnel d’une Mamée italienne pour sa petite fille.
LES PREMIERES PAGES DE UN PAS DE COTE :
LA NAISSANCE
Mon nom est Fiorella. Je suis née pendant l’été 1900 en Uruguay. Ma famille a pris le grand départ d’Italie pour Buenos Aires depuis le port de Gênes, le livret de l’immigrant glissé dans les poches du gilet noir de mon père. L’office de l’immigration est venu leur vendre l’Argentine dans les champs où ils œuvraient tout le jour, muets de fatigue. Avec la faim qui tenaillait le ventre. Juste un peu de pain frotté à la saucisse sèche pour la parfumer, ou de la soupe claire.
Le village de Festione, au Piémont, c’est l’enfer de la pauvreté. Les jeunes, ils rêvent tous des Amériques. Mais il en a fallu des discussions pour convaincre la mamée et qu’ils empaquettent enfin leur piètre bric à-broc sur la charrette. Puis ils sont montés en tremblant dans le grand bateau. Eux qui ne connaissaient que les clairières de châtaigniers et les courbes de la basse montagne, Ils ont vu la mer pour la première fois.
Ma mère s’appelle Maria. Elle a dix-sept ans. Elle est enceinte de sept mois. Son visage inquiet encadré par le fichu sombre dissimule sa lourde chevelure aussi noire que le ventre des corbeaux de la plaine. Il y a aussi Gabrielle, son mari, qui ne réalise pas qu’il va être père, le cœur serré, vêtu d’un costume sombre et d’un chapeau de feutre, qui soulève avec peine une valise plus lourde que lui, bouclée d’une corde tressée.
Et Mamée, « Nonna Rosa », la mère de Maria, ma grand-mère, avec sa coiffe de dentelle et son fichu fleuri, sa robe lourde sur ses grosses chaussures lacées. Tous intimidés, les femmes avec leurs ustensiles de cuisine dans un baluchon en jute qu’elles tiennent avec anxiété contre leurs poitrines.
Le prix de la traversée n’est pas élevé et ils ont rejoint le flot des migrants agglutinés sur le quai.
« L’Augustus » vient de Marseille. Il avale toutes les familles d’italiens au fond d’une cale sombre et prend la mer pour plusieurs mois. Le voyage est long. Ils font la traversée jusqu’en Argentine, comme des bêtes haletantes, parquées au fond du bateau, couchés sur des paillasses qui leur écorchent la peau. Maria perd ses forces. Rosa s’est mise à prier. La chaleur, la promiscuité nauséabonde, ont raison de sa santé. Elle somnole tout le jour, étendue dans l’obscurité. Elle ne sait même plus qui elle est, ni où elle va. Elle pense qu’elle va mourir là. Dans le ventre du bateau qui sent le fer et la misère. Parfois il y a la tempête et le bateau roule. On dirait qu’il ne va plus se relever. On pleure et on prie.
Maria, quel que soit le temps, vomit toute la journée. Rosa lui donne à boire, et humecte ses lèvres d’un chiffon mouillé. Elle lui parle en patois. « Tesoro, resisti alla vita ! »[1] Pour qu’elle tienne bon, qu’elle s’accroche au peu de force qu’elle a au fond d’elle. Mais Maria ne souhaite plus rien, juste que la traversée se termine. D’une manière ou d’une autre, mais qu’on en finisse. Et cet enfant qui lui prend tout !
On voit quelquefois sa silhouette sur le pont, soutenue par les hommes, le père et le mari. Elle respire l’air de l’océan qui lui donne le vertige et lui rend quelques couleurs éphémères.
Elle s’assoit sur la passerelle, et enserre son ventre rond. Elle contemple le ciel. Cette immensité d’azur qui rejoint celle de la mer. Elle retrouve du souffle. Elle sent la brûlure des souvenirs du pays, plus forte que celle du soleil. Elle n’en dit rien. Elle sait qu’elle devra oublier tout ce qu’elle a connu. Nul n’en dit rien. Ni Rosa qui prie tout le jour. Ni Gabrielle qui porte en silence la responsabilité du départ.
Elle se souvient du temps où, enfant, elle devait marcher dix kilomètres allers et dix retour, pour vendre au marché de Démonte la « robiole »[2] ou le lait caillé. L’odeur des vaches et leur chaleur dans l’étable, qui chauffait la pièce du dessus où ils vivaient. Les châtaigniers quand la lumière d’octobre les traversait, sous lesquels elle aimait s’allonger pour regarder le feuillage ajouré de ciel comme les vitraux d’une église.
Ils partent pour si loin. Au bout du monde, ils vont ! Les Amériques ! Une première escale prévue à Dakar, puis ils atteindront le Brésil et enfin Montevideo dont Ils verront les yeux humides la bande de terre qui découvre ses reliefs, tandis que le bateau se rapprochera des côtes. Ils débarqueront émus et aveuglés de la lumière haute dans le ciel. Les passeurs seront là. A quai, qui les hèlent déjà pour les conduire en Argentine où ils se retrouveront avec la masse pétrifiée des autres italiens, enfermés par dizaine dans des pièces pas plus grandes qu’un mouchoir, à l’hôtel de l’immigration, en attendant de connaitre leur destinée.
Ils rejoindront l’Argentine par le fleuve. Ce Rio dela Plata si dangereux à cause du brouillard et du manque de profondeur. Ils prieront avec les autres, les genoux rougis de s’être agenouillés si longtemps sur le pont, pour que la Dame d’Italie les protège jusqu’au bout de la traversée.
C’est plus tôt que prévu, dans l’émotion de l’arrivée à Montevideo, que je suis née.
Fiorella, la Sainte Fleur, dont le nom se respire dans le jardin de dieu. Peut-être est-ce mieux ainsi puisqu’il faut encore prendre le dernier bateau pour remonter le Rio della Plata jusqu’à Buenos Aires. Obtenir des papiers dans le chaos de l’office de l’immigration. Lutter pour s’insérer dans cette nouvelle vie.
Un souci en moins aussi puisque nous sommes toutes deux en vie, même si je suis vraiment maigrichonne. Mais je gueule comme il faut. On a fait du café. La grand-mère a sorti du manteau un petit vin de Fernet dont elle a mis quelques gouttes dans les tasses, pour fêter l’évènement. Après quelques gorgées, elle s’est mise à sangloter, accablée de fatigue et de tristesse.
« Mamée, tu pleures plus que la petite ! Arrête ! Tu vas lui enlever le courage ! Elle va démarrer toute neuve dans ce pays qui l’attend ! Tu vas lui donner le mauvais sort !»
Alors ils se sont mis à chanter, pour conjurer leur peur, eux et tous ces italiens à la voix qui tremble, d’espoir et d’inquiétude. Ils ont joué de la musique, tapé dans leurs mains, bu et ri bruyamment tandis que le crépuscule tisse sa toile. Nonna Rosa me confiera un jour que ma passion pour la musique a dû naître au milieu de tous ces désespérés qui braillaient si fort. Maria, épuisée, s’est endormie très vite dans la pièce voisine qui sert de dortoir, malgré le bruit et l’agitation. Moi, je ne veux pas dormir et je m’impatiente dès qu’on me pose à ses côtés. Il n’y a que la compagnie des hommes qui m’apaise. Ces bras inconnus et tièdes. Repue de leur chaleur. Ils célèbrent en me berçant le miracle de la vie, tous ces déracinés, le cœur battant d’un même pouls puisqu’ils vont ensemble sur la route « faire l’Amérique en Argentine ».
Ce roman, ce « pas de côté », est le tango qui murmure l’espoir des peuples.