Dix mille et une nuits de silence
"Dix mille et une nuits de silence", roman de Christian Vanlierde, préface par Franck PAVLOFF.
Sélectionné au Prix du 1er roman
sur le thème de « l’Ailleurs »
au Festival du livre de Mouans-Sartoux
Entrer dans les pages de ce récit, c'est plonger dans la spirale de la vie alors qu'étrangement on y côtoie la maladie, la disparition, l'absence. Parce que vivre c'est s'embarquer dans un mouvement dont on ne maîtrise pas les aléas, c'est accepter de se faire secouer par des départs incertains ou malmener par des retours douloureux.
Christian Vanlierde nous offre la quête d'un fils entre cris de révolte et silence du père, et qu'il nous amène à Mururoa ou dans une ville du nord de la France, qu'il nous serve des pages d'Histoire ou un repas intimiste avec une femme symbole, il ne nous laisse jamais sur notre faim.
Alors à l'heure où le jour décline, attablez-vous à "Dix mille et une nuits de silence", laissez-vous emporter par les nuits qui ouvrent et ferment ce livre, de Céline à Mauriac il y avait la place pour ce livre flamboyant qui vous tiendra en éveil jusqu'à l'aube.
Franck PAVLOFF
PREMIERES PAGES :
Il court dans le couloir. Petite tête noire sans cheveux. Douze ans, tout au plus. Je suis assis, j’attends mon tour.
Il me regarde ; Grands yeux blancs étonnés.
Sa mère le rappelle à l’ordre, Viens ici, tu vois bien que tu embêtes les gens !
Grands yeux blancs étonnés, tête noire pétrifiée, la terreur !
Me regarde encore, déjà me voit plus.
Rien compris. Pas le temps. Hésité un instant. Pas moi…
Image imprimée dans ma mémoire profonde.
Ce souvenir me harcèle, infatigable, si précis, si présent.
Traverse les murs, les ténèbres, les silences.
Transperce les autres pensées qu’on traque en vain.
Masque le pire… Ses yeux… Ne plus les voir ! Situation que je retourne, il le faut ! La victime, c’est moi ! Je me souviens de tout.
Pourquoi me torturer ? Ça y changera quoi ? J’ai payé le prix… mille fois ! Des milliers d’insomnies.
Je ne lui ai pas laissé la moindre chance.
C’était les ordres.
Split, mon pote, à lui non plus on n’a pas laissé sa chance.
Abattu comme un chien, à bout portant.
Le corps déchiqueté versant ses entrailles.
Vermeilles, sur le sable brûlant d’un trottoir encombré de poubelles, quelque part en Afrique.
Et moi, fuyant au hasard dans cette rue vide, les mains blanches, crispées sur mon arme inutile.
Les yeux pleins de larmes.
Des larmes de rage.
J’ai envie de hurler, mais rien ne sort.
Je ravale un goût de poussière sanglante.
Une odeur mêlée de fiente de poule, de sueur de nègre et de poudre a envahi la ville.
J’entends appeler mon nom, c’est mon tour. Je me lève, derrière le guichet la jeune fille sourit, Le professeur va vous recevoir, la porte en face.
Pas facile de répondre à son sourire dans ma situation. Je sais trop bien ce qui m’attend.
À ma dernière visite, j’ai demandé au chirurgien de ne pas me mentir.
Passé la porte vitrée, pièce blanche.
Bureau, lumière crue. Une liseuse éclaire mon dossier.
À mon entrée, il s’est levé, m’a tendu la main, offert de m’asseoir. Il s’est assis à son tour, a croisé les bras sur le bureau, visage grave : l’analyse n’est pas bonne.
Il a une blouse blanche et des lunettes dorées.
Il a de belles dents blanches, ce quinqua épanoui, on voit qu’il a la vie devant lui.
Moi aussi je suis quinqua, mais rien à voir. La phase finale, vous connaissez ?
Il s’agit de partir. Partir ailleurs.
Partir ailleurs, j’en ai l’habitude ; là, c’est pas pareil. C’est mon dernier billet, mon dernier envol programmé.
Il a tenté de me convaincre, la chimio…
Décision immédiate, irrévocable : la chimio ne sera pas mon Radeau de la Méduse.
Les rayons. À Mururoa j’ai eu ma dose. Je préfère ne pas y penser ; ça me fout en rogne l’idée que c’est sans doute cette putain de bombe qui m’a tué à retardement.
Quitte à vivre le naufrage, j’aime autant rester à la barre jusqu’au bout, héros malgré moi.
Maintenant il m’observe, la bouche entrouverte, cherche quelque chose à rajouter, un dernier argument.