Braises d'alcool
BRAISES D'ALCOOL est un roman de Jean-Marc SAVARY qui a obtenu le
GOURMAND WINE BOOK AWARD
Le jury national, sous la présidence d'Edouard COINTREAU, l'a qualifié de subtil et courageux.
VOILES
"On peut découvrir un univers qui nous rappelle,
dans son thème,
l'ouvrage de Kérouac, Big Sur. "
BSC NEWS
"On atteint l'alchimie du Verbe.
C'est un grand texte, très grand texte !"
Geneviève Béduneau
"Au détour des effluves d'alcool de cet écrivain aux faux airs de Bukowski,
Jean-Marc Savary explore les méandres des comportements humains."
La Dépêche du Midi
La fin de vie d'un écrivain à succès. Le rythme de ce livre cisèle une histoire forte comme les alcools évoqués.
Un livre «jazzé».
Un uppercut littéraire !
LES PREMIERES PAGES DE BRAISES D'ALCOOL :
Aquitania, reine des eaux, veille sur les côtes. Le bassin girondin s’endort dans la nuit montante, à l’écart du flot du monde. Début d’hiver. Ou fin d’automne. Les saisons se succèdent sans réelle frontière entre elles. Les bateaux sont échoués sur un sable humide, tâché de flaques froides, et des cliquetis hantent les mâts au repos sous un ciel égaré dans les nuages. Il n’est pas sur place pour assister à la scène. Il le regrette. Il y pense souvent. De plus en plus souvent.
— Marotte de vieux, se dit-il.
Désormais, il vit dans une ville du sud. Paisible. Vieux murs et histoire. Mais ce coin de France lui manque. Comme ces souvenirs à jamais perdus qui l’attisent durant son sommeil. Comme tout ce qui forge sa vie fuyante et qui se conjugue désormais au passé. Passé triste ou passé heureux. Selon l’humeur ou l’instant. Sans choix. Les images lui tombent dessus à l’improviste et de plus en plus inopinément. A une caisse de supermarché, en faisant le plein de son véhicule, durant la vision d’un film ou la lecture d’un texte, en se rasant ou en urinant le matin. N’importe où. N’importe quand. Stupidement comme est stupide une vie finissante. Du moins, s’en persuade-t-il régulièrement lorsqu’il égrène ses quatre-vingts ans. Il ne philosophe pas, ne s’embrume pas dans les bilans. Non. Il s’offre son petit cinéma permanent. Ses plans fixes ou larges dont il fut l’acteur ou le metteur en scène.
Au volant de sa grosse cylindrée, il retourne à son domicile. La nuit s’impose tôt dans les rues et les passants s’éloignent par petits paquets frileux. Ils regagnent leurs tanières, eux aussi. Tout ça est réglé comme les impôts. Les artères se vident à la lueur des vitrines et lui trotte comme les autres. Musique classique et habitacle cuir accompagnent sa route. D’assister au rituel de fin de journée à son volant, l’épargne un peu. Il fait partie de ce monde tout en étant à l’écart. Sorte d’aquarium mobile. Olympe dérisoire d’où il embrasse l’humanité d’un œil critique. Parenthèse qui rassure.
Il se rapproche de sa propriété. L’éclairage public s’étiole et il peine à distinguer son chemin. Il plisse ses yeux et cela le ride davantage. Quand il se dévisage, cette peau vieillie lui semble le reflet de fissures intérieures. L’érosion naît du tréfonds de l’être et explose finalement sur l’enveloppe charnelle. Il en est sûr et en sourit de son regard vif.
Mais cette dégradation se noie dans sa chevelure dense et toujours forte. Blanche, ondulante, elle le distingue des autres vieillards et cela lui plaît.
Le vaste portail électrique s’ouvre. Il s’engage dans l’allée et débouche devant sa porte d’entrée. Le jardinier l’accueille :
— J’ai ramassé les feuilles mortes. Demain, le camion viendra les chercher.
—Bien, acquiesce-t-il sans même prêter attention.
Cet homme travaille ici depuis tant d’années qu’il connaît bien la maison. Rarement ses initiatives se révèlent ratées. De toute façon, ce soir, il ne se soucie guère des détails.
—Vous avez mauvaise mine, s’inquiète le jardinier.
— Bonsoir, lui répond-il.
Il marche dans sa longue allée bordée d’arbres hauts et forts. Nombre d’entre eux se dénudent avant l’hiver. Longs troncs gris et bruns qui affrontent les saisons avec une égale sérénité.
— Saleté de vieillesse, gémit-il.
Son dos lui cause de la souffrance.
— Le froid, sans doute, s’explique-t-il.
Cette habitude de se parler à lui-même est déjà ancienne. Elle ne souligne pas un gâtisme particulier. Ce monologue commença vers la cinquantaine alors qu’il fréquentait encore cette société qui l’ennuie tant aujourd’hui. Il exprimait des discours en des occasions soignées, devant des parterres admiratifs. Lui, l’intellectuel nobelisé, traduit dans vingt-deux langues, on l’écoutait. On le consultait. Il s’en contentait.
Il avait tellement couru après les honneurs durant tant de temps. « La galère » comme ils disent aujourd’hui. Obstination forcenée pour vivre de son art. Il écrivait alors comme si sa vie en dépendait. Paiement de lignes, de pages et de «piges» de toutes sortes lui permettaient d’assouvir cette fonction vitale pour lui. Puis, un jour la parution. Le manuscrit qui émerge. Le succès, les adaptations cinématographiques, les paroles de chansons populaires et la suite… Sur le coup, il en fut ravi, presque rassasié. On le lisait. On le reconnaissait. Il aimait ce doux murmure qui le rendait précieux. Oui, précieux. Ce qu’il pensait ou suggérait prenait de l’importance et sa personne méritait des égards. Bien vite, on se l’arrachait.
— Pauvre prétentieux !
La douleur irradie chaque vertèbre. Ses pas sur le gravier marquent un arrêt :
— Bon Dieu, j’en ai marre de me scléroser, marre de me pourrir…
Toute sa carcasse encrassée dans du calcaire. Voilà ce qu’il imagine. Ça coince dans cette pauvre colonne vertébrale. Ça crisse dans les articulations. Et ce satané vent glacé se jette sur lui comme pour mieux briser cette masse qui se meut pesamment. Jamais il n’a eu la sensation d’être un lourd pantin comme ce soir mais il a bâti une œuvre, s’est forgé une notoriété internationale. Resteront des textes, des images, une légende…
— Connerie, conneries !
Il baisse la tête, respire profondément. Se concentre. Il rassemble ses énergies de la sorte. Il avait appris le truc d’un copain généraliste qui s’intéressait aux divers visages de la médecine. Occident, Orient, Chine, Tibet, Indiens, Shamans… Tout le passionnait. Lui n’avait pas toujours compris les nuances développées par ce touche-à-tout fabuleux mais il savait que des petits trucs fonctionnaient. Alors, il les appliquait. Plans subtils ou pas. Harmonie ou pas. Encore une bouffée d'air et le voilà qui redémarre. A petits pas, certes. Toute cette masse lui pèse, le torture… à la chinoise !
Les épaules, à présent, se rappellent à son bon souvenir. Elles tricotent des nœuds de maux qui tirent jusqu’aux coudes. Il sent ses doigts frétiller d’impacts électriques comparables à ceux qui harcèlent la plante de ses pieds.
— Je disjoncte à tous les étages !
Mais il avance sûrement. La nuit noire englue toute vision. Il atteint sa porte d’entrée. Interrupteur. Lumière. Son décor. Il range son manteau sur un cintre, se déchausse. Plus de chaussure. Plus de chaussette. Chez lui, il aime le contact direct avec le sol. Il apprécie surtout son isolement. Dire qu’il avait œuvré et manœuvré pour cette célébrité qui l’écoeure désormais ! Souvent, il s’interroge. Ne lui avait-elle pas permis, finalement, d’assurer sa liberté ? Qu’importe ! La compagnie des gens le contrarie, voilà tout.