8 SECONDES A MANHATTAN
8 SECONDES A MANHATTAN, roman de Robert PICO.
"Un grand livre : visuel, métaphorique, cinglant. Complètement dingue !"
Woody McPherson
« New York Morning News »
Starting-blocks.
Power on.
3 – 2 – 1.
Recording !
Puisque Dieu me laisse tomber … JE SAUTE. J’ai sauté. Oui, sauté. Comme s’IL avait été pris au dépourvu. Dans une saute d’humeur brutale et dans le vide. Sans me poser de questions, sans cogiter trop longtemps. Sauté ? Giclé, plutôt. Comme dans un orgasme. Et jouir, de cette façon-là, c’est reconnaître au Créateur le génie de l’étincelle.
Soudain, je m’aperçois que, finalement, on a deux vies. La seconde commence le jour où l’on prend conscience qu’on n’en a qu’une.
Sans parachute, sans élastique ni combinaison spéciale, comme dans le base jump, après avoir pris une taf mexicaine procurée hier soir par mon dealer, avalé deux Valium à cinq milligrammes et trois comprimés de Horse-rone - qui est en fait du Prozac pour cheval -, j’ai donc sauté… dans le désert atmosphé-rique ; pas si désert que ça, en définitive. C’est oublier les diverses particules en suspension, la poussière, les insectes et différents palmipèdes et colombins.
Dans mes narines, aussitôt, je sens monter la glace de l’oxygène. Froide. Rappelant l’éther. Mes poumons pompent l’air à plein régime. Forte ventilation. Accélération du pouls. Grosse poussée d’adrénaline. Les poils de mes bras se dressent en antenne de grillon.
Impression d’attaquer l’Èverest par sa face Nord dans un air fracturé …
C’est… je… je… Brusquement, la raison me chancelle ! Sous les à-coups des circonstances. Je ruade. Des quatre fers. Me cabre. De la croupe au poitrail. Chevauchée à bride abattue. La vitesse me retourne brutal, comme un parapluie sous la tornade de grêle. Me saccage. Déflagrations. Faut m’habituer. Non. Pourrai pas. La chute me fracasse. Reconnais plus rien. Ni ciel, ni terre. Transpercé. Poignardé, je suis. Accablé de plomb morfondu. Écorné, écartelé sous les rafales de panique. Cloué en jésus comme une chouette au battant de la porte d’entrée. De l’Enfer. Broyé. Piétiné. Écorché. Émietté. Je me vaporise. M’éparpille. Haché. Sous un Caterpilar aux dents concassières, comme La machine molle, de William S. Burroughs. (Un putain de bouquin de merde !) Brinqueballé. Pirouetté. Saigné. Commotion de mille convulsions mécaniques. L’air flagelle mon corps jusqu’au sang. Si j’étais une femme, j’aurais des montées de lait et des descentes d’organes. Branle-haut. Branle-bas. De combat. Je combats. Trop dur. Trop haut. Trauma. Vent, tu me mords trop. Tu me les casses !
Coups. De trafalgar. Au-dessus des abîmes. Ça brasille aigre aux fagots. J’ai. Comme un bidon d’essence entre les jambes et une allumette enflammée au bout des doigts. Chat noir. Écorcheries. Épaissements tassés, je tranche, j’écarte, je bouscule tout. J’emboutis. Semblerait que l’espace ne m’ait pas à la bonne. Je barbote dans la marmite d’huile bouillante remplie de serpents sifflants, jaunes à venin. Vipères aux poings. Dards en feu. Vitriol dans mes chairs. Ça me secoue le cocotier. Et l’extrait de naissance. Je m’abomine et dégueule ma race de con de Blanc. Je descends aux cailloux. M’affale. Verse. Débouline. Je cataracte. Et flanche aux tréfonds. Je me décape le cuir. Racornis. Me dessèche. La vitesse me gerce la gueule. Les courants que je déplace ont vraiment sale allure. Mauvais genre. Regard en coin de rue. Équivoques. Mal fringués. Voyous. Ça tabasse sous les amortisseurs. Ça percute et parsème ma sauvette. Je traverse des massacres. Une éternité d’étages. Pas de géraniums aux fenêtres. C’est pas l’instant où mes supplices vont fondre en petits tas gris au soleil. Maman, c’est la guerre ! Allo ! Police ! Arrêtez-moi ! J’avoue tout. Suis coupable. Dans des remous d’hébétude, je m’assassine. J’alerte. Siffle. Sirène. Je me bouffe les dents. Flics, je vous intime. Je vous somme.
Me suis jeté en vrac, comme on jette un paquet de dollars froissés sur la table pour une dette de jeu. Je détale en boule, tête en avant. Je me voltige, me culbute, bute en cul, chavire. Roulades ? Loopings ? Retournements ? Vol plané ? Va savoir !
Et soudain, soudain, oui soudain, entre le up et le down, un quart de seconde plus loin, tout va bien. Très bien même. Tout d’un coup ! Ça étonne ? Je dois traverser des masses épaisses d’air chaud. Qui me font reluire le tempérament. Finie la carambouille sous le charroi. L’arrachement au calvaire. De mes tripes insultées. L’air a l’air de retrouver la raison. Nickel-chrome, ça va. (Et pourtant, ma cure de désintox à Camarillo - Californie - n’a pas eu d’effet significatif). Donc, finies les virevoltes aux haillons d’arlequin. Les turbulences barbouillées de suie. La galère. Quitte à me foutre en l’air, tant vaut-il que ce soit dans de bonnes conditions. Dans le confort bourgeois.
Dans le premier quart de secondes, ça faisait trop vilain aux entournures. Dans le second quart, c’est beaucoup plus huilé. Ça sent meilleur la lubrifiance. Je m’installe 5 sur 5. Comme dans mon salon. J’ivresse. Et gigote la tournique. Dans ma filante, pas de virages en épingle à cheveu, pas de rond-point pour briser mon gadin en sol bémol. Mon escarpement tourne à l’exquis. À la friandise.
Maintenant, oui, ça plane pour moi. Même si ça ne dure que quelques secondes, ça sera toujours ça de pris. Dans l’espace. L’espace d’un instant. L’oeil sur la perspective, sur l’étendue lisse, au loin, là-bas. Mais je veux en finir. Avec ma vie. Qui va s’arrêter en bas.
Non, je ne regrette rien. Rien de rien. C’est fait, c’est fait. Plus à faire. D’ailleurs, si je le voulais, je ne vois pas comment je pourrais remonter sur le toit du RCA building.
Ainsi, je me sens en forme, mais je ne peux m’empêcher de penser à ces pauvres jumpers qui, le 11 septembre, au paroxysme de l’angoisse et de l’horreur absolue, se sont jetés du haut du World Trade Center. Au pied des tours, horrifiés par ce “spectacle” - d’une beauté terrifiante ! -, qui mimait la désespérance humaine, entraînant un effroi collectif, le souffle ultime d’un corps et ce qu’il contenait, les témoins de leur saut n’oublieront sans doute jamais le bruit diabolique du choc de leur corps qui s’écrasait sur le macadam comme une pastèque mûre. Et il est probable que beaucoup d’entre eux souffrent encore du syndrome dit “d’angoisse post-traumatique”…
On dit que, heurtant le sol à plus de deux-cent cinquante à l’heure, ces malheureux explosaient en cent mille morceaux, littéralement atomisés ; si bien que de minuscules fragments de chair et d’os étaient projetés à une vitesse et une force inimaginables sur les gens qui se trouvaient à proximité, s’incrustant dans leur corps, les transformant en mosaïque de réincarnation des morts et formant des grosseurs organiques qui, quelques jours plus tard, finissaient par pourrir et éclater.
Horrible ! Afff-fffreux ! Hallucinant !
Ce jour-là, où deux avions ordinaires obéissant à des barbares ont piqué le cul de l’Amérique, l’image diffusée en boucle à la télévision a su déjouer tous nos mécanismes de défense.
Ce maudit mardi matin, en prenant conscience de ce putain de drame, j’avais dit à ma femme: … This ain’t no silver streak ! C’est pas le coup de chance.
Et dès l’instant où le premier avion a attaqué la façade nord de la tour n°1, nous avons été confrontés à notre propre mort ; aussi restera-t-il à jamais gravé dans l’Histoire, comme Pearl Harbour et le Vietnam.
L’Histoire … qui n’avance jamais comme un feu de broussailles sèches, mais qui se développe plutôt comme un chou ou un oignon, entourant de nouvelles pellicules ses couches les plus anciennes. Qui lui donnent sa forme quasi définitive.
L’atmosphère est trop sèche à mon goût. L’acte de sauter de si haut est si peu naturel, que mon cerveau s’est mis en veilleuse quelques micro-secondes. Le trou noir. Mais avec la vue que j’ai d’ici, j’ai le temps de voir venir.
Je cherche la bonne position. Me ressaisir. Il le faut. Pour être présentable à l’arrivée, finir dignement, et ne pas cesser de vivre en ressemblant à un vieux clown triste ou à un pantin désarticulé.
Pas très esthétique mon saut de l’ange, me semble-t-il. D’en bas, comment considère-t-on ma descente ? Décente ? Ou négligée ? Je veux rester “classe”. Et je pense à Fred Astaire, tellement élégant dans sa gestuelle et dans sa tenue.
Si ma chemise s’ouvre… d’ailleurs elle s’ouvre… on doit voir mon ventre et ma bouée sur les flancs. J’espère que mon pantalon va tenir le coup, et ne va pas se lacérer sous la lame acérée de ma vitesse qui, probablement, découpe l’air en petits morceaux, comme des confettis. Comment couler smart, fringant, avec distinction ? L’attraction terrestre me fait tourner sur moi-même, tourner comme tournent les choses : Terre, moulin, roue, toupie, manège, derviche … Cette « attirance », je l’éprouve trop, là, en dégringolant, en me laissant glisser vers le sol américain.
Shit ! je crois que mon trousseau de clefs, mon portefeuille, mon paquet de Benson & Hedges mentholées et je ne sais quoi sont tombés de mes poches. Heureusement, mon Iphone semble toujours là, dans son étui en cuir fixé à ma ceinture.